D O N ' T---C A L L---M E---B I T C H
C A L L---M E---N I G H T M A R E. C'était la cinquième fois. La cinquième fois qu'elle échouait. Elle était tombée enceinte trois fois. Trois fois ! Et toujours rien. Comme d'habitude. Son mari ne cessait de dire que ce n'était rien, que ce n'était pas de sa faute. Que c'était comme ça, le destin ; qu'ils y arriveraient bien un jour. Un jour, ils auraient un enfant. Mais elle n'est pas de cet avis idéaliste. De toute évidence, elle était incapable de donner la vie. Ils avaient attendu sept ans. Maintenant elle savait, elle savait qu'ils n'allaient pas pouvoir continuer comme ça. Il allait falloir faire autrement. «
Il faut qu'on se change les idées. » Oui, c'est ça, il faut qu'ils se changent les idées. Un voyage par exemple. Destination ? La Transylvanie. Un peu froid, mais c'était un rêve de gosse de visiter ces endroits reculés du monde. Alors tant qu'à faire. Ils partent. Tous les deux, dans la neige, en carriole, à pieds, n'importe comment : ils découvrent. Ils oublient tout le reste. Ils visitent les ruelles sombres. Et dans une de ces ruelles, un bar. Un bar avec du bruit, du bruit... et des cris de bébé. Madame Blackbird n'en croit pas ses yeux. Un bébé, juste là. Un bref coup d’œil au comptoir : une jeune femme, visiblement la baby-sitter, y est accoudée. Pas de trace des parents. Le bébé est là, juste sur le couffin, le couffin sur la chaise, loin de tout regard. «
Chérie, non. » Une pression sur la main. Mais c'est déjà trop tard. Elle a amorcé le mouvement, son cerveau ne peux plus faire marche arrière. Elle
veut ce bébé. Et elle le prend. Il s'est endormi, elle est rapide. Ils sortent hâtivement. En quelques secondes l'affaire est faite, rien n'a été remarqué dans le brouhaha de la petite pièce. Le bébé est magnifique. C'est une fille.
Aerith, qu'ils ont entendu appeler. Elle doit avoir un mois à peine. Elle a la peau si blanche. Si froide. Et déjà des canines pointent hors de ses gencives. Il n'y a aucun doute possible. «
Un vampire. » Voilà ce qu'elle est, voilà ce qu'ils ont volé. Mais Madame Blackbird ne regrette pas. Elle aura un vampire. Tant qu'elle a un enfant. Le lendemain, ils quittent la Transylvanie, pour ne plus jamais y remettre les pieds.
«
Je suis enceinte. » L’imprévu, à ce niveau-là, devrait être totalement interdit. Elle qui était sûre de ne pas l'être. On lui avait dit qu'elle ne l'était pas. Alors elle avait fait ce foutu voyage, elle avait
volé un enfant. Tout ça à cause d'une minuscule erreur de médicomage ! Elle était enceinte. Mais elle ne pouvait pas abandonner Zoe. Ils lui avaient donné un nouveau nom, une nouvelle vie, ils avaient commencé à prendre le pli pour la nourrir au sang. Monsieur Blackbird s'en prélevait tous les jours depuis un mois – un mois qu'ils étaient revenus. Ils ne pouvaient pas arrêter maintenant. Zoe était leur fille. Mais quoi ? Madame Blackbird était enceinte de deux mois. Et pour une fois, tout se passait bien. Et si elle pouvait donner la vie ? Elle n'allait pas avorter – au sens propre du terme – sa seule chance de faire un enfant
elle-même. Alors elle le garderait. Neuf mois d’écart, c'était possible non ?
On est le matin. Elle remonte de sa chambre au sous-sol, sa chambre sans fenêtre. Elle rejoint la salle à manger, restant dans les zones d'ombre, comme on le lui apprenait depuis les onze ans de son existence. Elle prit place sur sa chaise, les bras affalés sur la table. Le soleil frappait de plein fouet sa sœur Valentine et sa peau si bronzée comparée à la sienne. «
Zoe, ton sirop ! » beugla la mère Blackbird en arrivant dans la pièce. Oui, le sirop. Quoi qu'elle haïssait ce foutu sirop ''médicamenteux''. Elle devait en prendre environ trois cuillères à café par jour, ce n'était pas comme si c'était particulièrement contraignant ou mauvais – au contraire c'était de loin la meilleure chose à laquelle elle n'ait jamais goûté – mais tout cela l'ennuyait. Elle en avait marre d'être malade, marre d'être le petit problème de la famille, marre de ne pas pouvoir s'installer en plein cagnard, marre de vivre dans une cave. Elle avait onze ans merde ! Elle voulait vivre, à l'instar de Valentine, bronze l'été et souffrir du froid l'hiver, ne pas avoir besoin de ces médocs à la con. Elle voulait vivre. Elle voulait des amis, mais les gens de son âge qu'elle avait rencontré – des connaissances de Valentine, des voisins, de la famille – ne l'avaient pas intéressée le moins du monde. Elle s'était ennuyée à les écouter bavasser de sujets débiles. Oui, décidément, elle détestait les gens. Mais heureusement, parmi les gens, il y en avait qui relevaient le niveau. Il y avait sa sœur. Elles se connaissaient mieux que personne. On les croyait souvent jumelles – après tout elles n'avaient que quelques mois d'écart – et, en effet, leur lien était comparable. Valentine était le seul soleil duquel Zoe avait le droit d'être éclairée. Et elle s'en délectait chaque jour un peu plus.
«
Maman, on y va ! » Elles sortent de la maison. Il fait déjà nuit – Zoe ne serait pas là sinon. Valentine mène, ce sont ses amis, sa sortie. Elles ont treize ans, elles s'amusent. Enfin, Valentine s'amuse. Zoe elle aurait préféré avoir sa sœur pour elle toute seule. Mais non, il fallait qu'ils sortent ''entre amis'' comme des ''jeunes''. Pff. Elles arrivèrent à la fameuse soirée, la pièce était sombre, la musique était assourdissante, des gobelets en plastiques dans toutes les mains. On se fait la bise, Zoe refuse poliment, elle s'installe sur un canapé et attend que ça passe. Un garçon s'assied bien vite sur la chaise d'à-côté, il est plutôt mignon. Il commence à lui parler, très bien, ça fait passer le temps. Les gens dansent, pas Zoe. Les gens boivent, mangent, rient, parlent, puis l'horloge tourne et les gens s'en vont, petit à petit. Le jeune homme reste. C'est lui qui a organisé la fête. Il reste et il discute, encore. Il propose qu'ils sortent sur le balcon, Zoe accepte, il lui tend une cigarette, elle accepte aussi. Elle ne l'allume pas encore, elle hésite à la fumer. Et c'est à ce moment-là que le jeune homme, mue par une force quelconque – peut-être la nicotine –, se penche vers elle et cherche à l'embrasser. Elle n'est pas vraiment contre. Mais juste avant que leurs lèvres ne se touchent, Zoe voit. Elle voit le cou si fraîchement offert, elle voit la veine battre juste en dessous. Elle voit et elle
veut. Elle veut et elle prend – comme une certaine dame un jour d'hiver, en Transylvanie. Elle se jette sur ce sang qui coule juste là, si proche, irrésistible. Elle boit tout, jusqu'à la dernière goutte. C'est ce sirop délicieux qu'on s'évertue à lui donner en petites doses – c'est si bon ! Jamais elle n'eut meilleur repas. Puis le corps devient lourd dans ses mains, lourd et cadavérique. Il n'y a plus rien à en tirer, elle a tout pris. Elle reprend soudainement contact avec la réalité. Elle le lâche. Il est mort. Mort ! Elle se met à pleurer et Valentine accourt. Elle voit le corps, elle voit Zoe, les lèvres encore tâchées de rouge, elle voit la veine déchirée du jeune homme à terre. Elle a compris. Elle enlace Zoe, la serre, fort. Puis elle la prend par les épaules, elle la fixe, elle la secoue légèrement. «
Pleure pas, Zoe, pleure pas. On va surmonter tout ça. Ensemble Zoe, ensemble ! »
« Ensemble ! » Le même mot. La même voix. Seuls cent-soixante ans les sépare.
Electre donne un coup de coude à Isore ; cette dernière ne réalise rien. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Pourquoi est-ce qu'elle s'est engagée dans cette guerre idiote ? Elle jette un regard apeuré à Electre. Elle sait pourquoi, elle sait pour qui. Pour Electre, l'unique raison, tellement suffisante. C'était elle qui s'était engagée la première, elle qui avait voulu combattre. Et Isore avait suivi. Elle l'aurait suivie n'importe où. Et les voilà au milieu du feu, au milieu du sang. Les morts jonchent le sol. « Ensemble ! » Elles sont deux encerclées par des dizaines. Isore n'a plus d'arme. Mais qu'attendent-ils pour la tuer ? Electre psalmodie à nouveau : « Ensemble ! » Mais cette fois elle a tourné son regard vers elle. Les ennemis les mettent en joue. Mais Electre est la plus rapide. Isore n'a qu'à battre des cils. Elle n'a qu'à battre des cils et celle qui l'a poussée dans cet enfer l'en tire enfin, par la seule et unique manière d'en sortir. Un battement de cils seulement, et la lame alliée, la lame chérie, l'a déjà transpercée. Zoe secoue la tête. Elle est en nage. Encore cette image qui la traverse. Mais ce n'est pas le moment, elle ne peut pas penser à ça. Elle vient de tuer un homme. Et pourtant, la seule pensée qui accapare son esprit marécageux, comme un nuage s'étendant dans le ciel, c'est ce visage au bout de ce sabre. Ce visage qui se tient juste en face d'elle, là, maintenant.
Electre. Valentine. Sa sœur.
Le lendemain, la découverte macabre d'un préadolescent à son domicile occupe les faits divers de la Gazette du Sorcier. Aucune doute, le meurtre est l’œuvre d'un vampire. Les sœurs Blackbird diront avoir quitté la fête vingt minutes avant l'heure de la mort – la famille confirmera. On songera alors à une attaque nocturne d'un vampire non déclaré, et le cas rejoindrait les dizaines d'autres meurtres vampiriques non résolus. Le lendemain, les parents Blackbird se doivent de prendre une mesure. Ne serait-ce qu'une. «
Mais voyons chérie c'est de la folie ! On ne peut pas faire ça à notre propre fille ! » Madame lève les yeux au ciel. «
Notre fille Carl ? Tu insinues que Zoe ne l'est pas. » «
Tu vois très bien ce que je veux dire ! Je ne veux pas bousiller la vie de Valentine – ce n'est pas son problème à elle ! » Madame se calme. Elle s'approche de son mari, prend sa tête dans ses mains. «
Tu sais que c'est la seule solution. Il faut lui dire – leur dire. On ne peut pas continuer à leur cacher, ou Zoe restera incapable de se contrôler. » Il soupire. Il sait qu'elle a raison. Mais Valentine, Valentine qui n'a rien demandé à personne... «
Tu ne peux pas imposer ça aux filles. » Non, en effet, elle ne peut pas. Ils leur demanderont donc leur avis. Est-ce que Valentine serait prête à ça ? Oui. C'est Zoe, c'est sa sœur, sa meilleure amie, la personne la plus importante au monde. «
Val', tu n'es pas obligée. Je peux... je ne sais pas, je peux faire autrement. » Pour une fois, Zoe émet un avis. Elle ne veut pas se nourrir de celle qu'elle a toujours considérée comme sa sœur. N'importe qui mais pas elle. «
Si, ça va aller, ne t'inquiète pas. Moi, je veux bien. Je veux bien devenir ton calice. »
Elle était devant la glace, l'appareil photo à la main. Son reflet était à peine visible, comme translucide. Elle n'avait jamais vu à quel point elle était effrayante. Sa peau blafarde, ses yeux bleus perçants, ses os saillants par endroits. Ses besoins en sang allaient croissants, et un minuscule repas par mois avait peine à lui suffire. Elle rêvait de tuer encore – l'horreur de la mort avait été, finalement, un moindre coût face au plaisir d'arracher la vie d'un autre. Elle rêvait de planter ses crocs dans le cou de quelqu'un d'autre, et pourtant elle savait devoir se contrôler. Elle avait passé une année entière loin de sa famille, loin de son calice, qui lui faisait pourtant parvenir son ''traitement'' de manière hebdomadaire et par hibou. Elle avait tenu, elle s'était retenue, et si les rumeurs allaient bon train, personne n'avait encore eu la confirmation de sa nature vampirique. Elle devait continuer ainsi. Elle posa ses yeux sur le seul élément net du reflet : l'appareil photo qu'elle serrait dans ses mains, comme un déclencheur de vérité. Elle l'approcha de son œil et pressa le bouton fatidique. Le Polaroïd sortit immédiatement. Et quelques minutes plus tard, l'image apparaissait sur ce carré de photo : un appareil flottant incontestablement dans le vide, à un mètre soixante-cinq du sol.
Il faisait nuit noire dans le château. Ses camarades de chambre endormis, Zoe se leva, comme l'ombre qu'elle tâchait d'être. Plus de cinq ans qu'elle était dans cette école, elle allait bientôt passer ses BUSE et tout irait pour le mieux – elle avait toujours été douée pour les études, particulièrement pour les potions et l'histoire de la magie. Elle sortit silencieusement du dortoir des Serdaigles et descendit les escaliers sans même recourir au
lumos. Être nyctalope était l'un des seuls avantages à la condition de vampire. Arrivée à l'étage des Poufsouffles, Zoe consulta sa montre. Plus que quelques secondes avant l'heure de rendez-vous fixé. Tout aurait été plus simple si Valentine avait été répartie chez les Serdaigles, mais évidemment, son caractère doux et juste l'avait dirigé vers les jaunes et noirs. À l'heure dite, elle ouvrit la porte et, sans un mot, laissa passer sa sœur. Tout cela était parfaitement clandestin – les Blackbird auraient préféré mourir plutôt que déclarer Zoe au recensement annuel des vampires. On leur aurait posé des questions, on aurait immédiatement fait le lien entre ça et le meurtre irrésolu. Les deux jeunes femmes se dirigèrent vers la salle de bain, qu'elles fermèrent à double-tour. «
Je suis désolée. » Un murmure, comme toujours. Une phrase devenue rituel au fil du temps. Car oui, Zoe était désolée. Elle aimait Val plus que quiconque et s'abreuver de son sang la peinait presque.
Presque. Car comme toujours, la soif était la plus forte. Elle planta ses canines dans le poignet délicat de Valentine et commença à boire. Elle ne pouvait aller jusqu'à l'entière satisfaction, évidemment. Mais c'était mieux que rien. Quand ce fut fini – comme à chaque fois – Zoe était incapable de regarder Valentine. Elle se haïssait de lui faire ça. Alors – comme à chaque fois – elle attrapa son Polaroïd et photographia le poignet ensanglanté qu'elle avait laisser. Un instant d'éternité comme tous ceux qu'elles s'étaient habituées à vivre.